Depuis l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914, les États européens se trouvent progressivement entraînés par le jeu des Alliances dans une nouvelle crise internationale qui conduit en un mois à la Première Guerre mondiale. Jaurès, le plus éminent des opposants à la guerre, va, tout au long de ces quatre semaines, sentir monter inexorablement la tension et tentera jusqu’à sa mort de s’y opposer.
À cinquante-deux ans, Jean Jaurès est la principale personnalité du mouvement socialiste français, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), et une personnalité célèbre du socialisme international, en particulier depuis la mort en 1913 d’August Bebel, le leader de la social-démocratie allemande. Il était convaincu que les guerres étaient provoquées par le choc des intérêts capitalistes et qu’il était du devoir de la classe ouvrière de s’y opposer.
Il apprend avec inquiétude l’accroissement des engagements pris dans le cadre de l’alliance franco-russe que vont célébrer à Saint-Pétersbourg le président de la République Poincaré et le Président du conseil Viviani entre les 20 et 23 juillet.
Lorsqu’il est informé de la rupture des relations diplomatiques entre l’Autriche et la Serbie le 24, il prend conscience de la gravité des menaces.
Venu le 25 juillet soutenir Marius Moutet, candidat socialiste à une élection partielle à Vaise, dans la banlieue de Lyon, il dénonce dans un discours les « massacres à venir ». Ainsi qu’il le confesse à Joseph Paul-Boncour, directeur de cabinet de Viviani, le pessimisme le gagne quand il s’exprime fataliste :
« Ah! croyez vous, tout, tout faire encore pour empêcher cette tuerie ?… D’ailleurs, on nous tuera d’abord, on le regrettera peut-être après. »
Tout à son espoir que Paris et Berlin sauront retenir leurs alliés réciproques, il se rend à la réunion d’urgence du Bureau socialiste international de la Deuxième Internationale qui se réunit à Bruxelles les 29 et 30 juillet, à la demande des socialistes français. Il s’agit de pousser les dirigeants allemands et français à agir sur leurs alliés.
Lorsqu’il rentre à Paris, le 30 juillet dans l’après-midi, il apprend que la Russie mobilise. À la tête d’une délégation socialiste, il obtient vers 20 heures une audience avec Viviani qui lui révèle l’état d’avancement de la préparation des troupes aux frontières. Jaurès l’implore d’éviter tout incident avec l’Allemagne10. Viviani lui répond qu’il a ordonné aux troupes françaises de reculer de dix kilomètres par rapport à la frontière afin d’éviter tout risque d’incident avec l’Allemagne.
Le 31 juillet au matin, la presse parisienne unanime voit l’Europe « au bord du gouffre ». Après avoir consulté ses proches comme Charles Rappoport ou Lucien Lévy-Bruhl, Jaurès se rend à la Chambre où il prend connaissance de la mobilisation autrichienne et de la déclaration de l’état de menace de guerre (Kriegsgefahrzustand) en Allemagne.
Il décide de rencontrer à nouveau le président du Conseil, par ailleurs ministre des Affaires étrangères, mais ne voit que le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Abel Ferry, neveu de Jules Ferry. Au même moment Viviani n’est pas disponible, car il reçoit l’ambassadeur allemand, le comte von Schoen, venu communiquer l’ultimatum de son gouvernement à la France : dire avant le 1er août à 13 heures si elle se solidarisait avec la Russie.
Il comprend que le conflit ne peut plus être évité. Au même moment, tous les maires de France sont avertis par les préfets de tenir prêts les chevaux et les voitures pour les ordres de réquisition. Jaurès aurait, selon Pierre Renaudel, témoin de son entrevue avec Abel Ferry, déclaré que si le gouvernement persistait à aller vers la guerre « (il) dénoncerait les ministres à tête folle ». Abel Ferry, sur un ton navré - et nullement menaçant - se serait contenté de répondre « Mais mon pauvre Jaurès, on vous tuera au premier coin de rue ! … ».
(Il a été assassiné au café du Croissant, 146 rue Montmartre (à l’angle du côté pair de la rue du Croissant), dans le 2e arrondissement de Paris)
En fin de journée, il se rend au siège de son journal pour préparer un article de mobilisation antiguerre pour l’édition du 1er août. Auparavant, il sort dîner au café du Croissant, rue Montmartre, avec ses collaborateurs du journal dont Pierre Renaudel, Jean Longuet, Philippe Landrieu, Ernest Poisson. Il est assis dos à la fenêtre ouverte, séparé de la rue par un simple brise-bise. Observant depuis la rue la salle du café où il avait repéré que Jaurès dînait habituellement, caché par le rideau, l’assassin tire deux coups : la première balle se loge dans sa nuque, la seconde va se perdre dans une boiserie entourant une glace11. Jaurès est pratiquement tué sur le coup d'une hémorragie cérébrale.
Le 3 août 1914 l'Allemagne déclare la guerre à la France !
L’assassin est Raoul Villain, un Rémois de 29 ans, étudiant en archéologie à l’École du Louvre, et surtout adhérent de la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine, groupement d’étudiants nationalistes, partisans de la guerre et proche de l’Action française.
Depuis de longs mois, voire des années, la presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes » (comme Léon Daudet ou Charles Maurras) s’étaient déchaînés contre les déclarations pacifistes de Jaurès, son internationalisme, et le désignaient comme l’homme à abattre, en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.
Dans son livre paru en 1968, Ils ont tué Jaurès François Fontvieille-Alquier note de troublantes relations entre Raoul Villain et les services de l’ambassadeur de la Russie Impériale, Izvolsky.
L’accusation fut plusieurs fois portée par des proches de Jaurès d’une collusion entre les services russes et Raoul Villain qui aurait pu faire l’objet d’une manipulation. Izvolsky arrosait du reste généreusement la presse nationaliste et belliciste, ce qui avait fait dire à Jaurès parlant du financement de celle-ci qu’elle était à la solde de « cette canaille d’Izvolsky ». Toutefois, la réalité d’une manipulation de Villain n’a jamais pu être formellement prouvée.
Raoul Villain est incarcéré en attente de son procès durant toute la Première Guerre mondiale. Après cinquante-six mois de détention préventive, la guerre achevée, son procès est organisé devant la Cour d’assises de la Seine. Villain a la chance de n’être jugé qu’en 1919, à sa demande, dans un climat d’ardent patriotisme.
Lors des audiences qui se déroulent du 24 au 29 mars, ses avocats, dont le grand pénaliste Henri Géraud, mettent en avant sa démence. Ils argumentent aussi sur l’acte d’un homme isolé, ce qui résultait de son interrogatoire par Célestin Hennion, le préfet de police de Paris, dans la nuit du 31 juillet 191430. Parmi les témoins en sa faveur figure Marc Sangnier, venu défendre la « valeur morale » d'un ancien disciple.
Raoul Villain est acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze, un juré ayant même estimé qu’il avait rendu service à sa patrie : « Si l’adversaire de la guerre, Jaurès, s’était imposé, la France n’aurait pas pu gagner la guerre. » La veuve de Jaurès est condamnée aux dépens (paiement des frais du procès) !
(Le 14 mars 1919, soit quinze jours plus tôt, le 3e conseil de guerre de Paris, juridiction militaire, condamnait à la peine de mort Émile Cottin, l’anarchiste qui avait blessé de plusieurs balles Clemenceau le 19 février précédent.)
En réaction, Anatole France écrit :
« Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! ».
Une manifestation est organisée le 6 avril suivant par les sections socialistes et syndicales de Paris pour protester contre le verdict et honorer Jaurès le pacifiste. 100.000 personnes défilent, et les affrontements avec la police causent deux morts.
Raoul Villain s’exile alors sur l’île d’Ibiza. Peu après le début de la guerre d’Espagne en juillet 1936, l’ile tombe aux mains des franquistes, puis est reconquise par les républicains, qui la quittent rapidement. Celle-ci est alors reprise par des groupes anarchistes, mais l’île est bombardée par l’aviation franquiste et dans le chaos, le 13 septembre 1936, les anarchistes l’exécutent pour espionnage au profit de l’armée franquiste, sans que l’on sache s’ils savaient qui il était.
Le journal L'Humanité du 1er août 2014 - les 6 pages du numéro 3758 - Gallica BNF Parti communiste français. L'Humanité (Paris). 1904